Objets à réaction poétique

Une visite à la chapelle Notre-Dame du-Haut et au chevalement du puits Sainte-Marie à Ronchamp

C’est dans mon enfance que j’ai vu pour la première fois une photo de la chapelle Notre-Dame-du-Haut de Le Corbusier [1] à Ronchamp ; j’ai toujours voulu la visiter. La toiture de béton armé brut, de couleur gris, posée sur les murs blancs, me faisait penser à une coiffe de religieuse, telle que portée par les Ursulines du couvent de Wimbledon où mes sœurs étaient éduquées.

ronchamp TH

Dans le collège wimbledonien – tenu par des pères jésuites où mes frères aînés et moi étions éduqués ‒ Gordon Crosby, professeur d’art et de céramique, nous a enseigné l’histoire de l’architecture anglaise. Chaque élève devait rédiger une fiche, de la taille d’une carte postale, sur laquelle au recto nous avions listé les styles de l’architecture anglaise du gothique primaire au modernisme de Berthold Lubetkin et de Denys Lasdun. Au verso de notre carte postale nous devions noter des exemples de chacun des styles, dont « Hardwick Hall, more glass than wall » (plus de verre que de mur), un manoir élisabéthain somptueux de la fin du 16e siècle. Gordon nous promenait dans Londres et nous faisait arrêter quelques moments sur le trottoir pour dessiner les bâtiments, tels la maison des banquets à Whitehall d’Inigo Jones où la cathédrale Saint-Paul de Christopher Wren.

Hardwick Hall

Ainsi, armé d’un vocabulaire architectural, il m’a été plus facile de découvrir et de déchiffrer les bâtiments et monuments historiques en France. Même avant de lire les manifestes de Le Corbusier, j’avais qualifié une de ses résidences de « machine à habiter » tellement il était clair que cette construction massive et angulaire en béton armé était un élément de la vie moderne où les diverses fonctions et occupations quotidiennes de l’homme devaient être réglées comme les pièces d’une montre. (Photo : Maison Guiette, Anvers © FLC/ADAGP)

Maison Guiette Anvers  FLC ADAGP

La lecture des livres de Le Corbusier sur l’architecture en tant que contribution politique et environnementale à la vie moderne après l’hypocrisie esthétique et maniériste du victorianisme, m’attirait énormément. En effet, en 1933, au Congrès international d’architecture moderne (CIAM) d’Athènes, Le Corbusier affirme : « Les matériaux de l’urbanisme sont le soleil, l’espace, les arbres, l’acier et le ciment armé, dans cet ordre et dans cette hiérarchie. » Le docteur Pierre Winter lui déclare : « notre rôle et le vôtre, aujourd’hui sont de restituer la nature à l’Homme, de l’y intégrer »

La visite de la chapelle de Ronchamp vaut le voyage pour employer la terminologie des Guides Michelin. C’est un chef d’œuvre de l’architecture moderne, construit pour remplacer une ancienne chapelle, lieu de pèlerinage depuis le Moyen Âge, dédiée à la Vierge Marie et détruite lors de la Deuxième Guerre mondiale. Le Corbusier, protestant suisse de naissance, connu pour ses constructions sévères et comme maître de l’angle droit, a créé à Ronchamp, non pas une « machine à prier », mais un endroit de contemplation sereine qui puise dans la tradition de l’architecture ecclésiastique européenne : chapelles latérales pour dévotion intime, vitraux et jeux changeant de lumière à la gloire du Divin, rencontre et fusion de l’extérieur et de l’intérieur et utilisation de techniques de construction contemporaines tout en récupérant des matériaux sur site. Pour reprendre la formule du Docteur Winter, Le Corbusier a su restituer l’homme à la nature en l’y intégrant. En lisant le guide de la chapelle, rédigé par Danièle Pauly [2], j’ai appris que sa toiture, une coque en béton formée de deux membranes, a été inspirée par une carapace de crabe que Le Corbusier avait trouvée des décennies auparavant sur une plage de Long Island et qu’il avait qualifiée d’« objet à réaction poétique ». La création de la nature se retrouve ainsi reflétée, ré-imaginée par l’homme qui construit son abri extérieur-intérieur, lieu de culte et de reconnaissance de son existence terrestre et de son désir de trouver l’équilibre et la paix dans l’action et l’inaction ; un cadre de recueillement, de réflexion et de méditation.

Crab_from_Long_Island

Si l’étymologie grecque de « poésie » poíêsis est l’« action de faire, la création », la carapace de crabe qui devient couverture de chapelle est une réaction à la fois simple, audacieuse et complexe dans sa portée poétique.

Comme son nom l’indique, la chapelle Notre-Dame-du-Haut est posée comme une couronne sur la colline qui domine la ville de Ronchamp, commune minière depuis le milieu du dix-huitième siècle, lorsque les hommes forèrent les entrailles de la terre pour en extraire du charbon.

Autre objet à réaction poétique, à mi-chemin du bourg en bas et de la chapelle en haut, se trouvent les vestiges du puits Sainte-Marie, dont le chevalement en béton armé est incorporé dans le bâtiment du carreau de la mine. Cet édifice est le témoin, désormais silencieux, de la quête d’énergie, de chaleur, du labeur et de la souffrance des hommes faces à leurs besoins vitaux ; ces hommes qui créèrent de l’or noir en charriant la terre de l’intérieur vers l’extérieur.

chevalement puits ste marie ronchamp

Texte de Michael Wells, rédigé pour Jane Wentworth, relu et corrigé par Yolande Eyoum, juin 2014

 [1] L’usage a tendance à préférer « de Le Corbusier » lorsque l’on se réfère à l’architecte, et « du Corbusier » lorsque l’on se réfère à l’immeuble d’habitation. P. Fuentes, « On dit ‛du Corbusier’ ou ‛de Le Corbusier’ ? », [archive] La Poutre dans l’œil, billet de blog recensant l’usage, 1er juillet 2013 sur Wikipédia FR

 [2] « Le Corbusier, la chapelle de Ronchamp », Danièle Pauly, Editions Birkhauser, 2008, ISBN 3764382333